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mercredi 3 juillet 2013

Chronique de l'Antigone d'Anouilh : la liberté, acte de mort ?

  J'avais adoré l'Antigone de Sophocle. J'ai décidé qu'il était temps de lire la réécriture d'Anouilh.

4e de couverture :
"L'Antigone de Sophocle, lue et relue et que je connaissais par coeur depuis toujours, a été un choc soudain pour moi pendant la guerre, le jour des petites affiches rouges. Je l'ai réécrite à ma façon, avec la résonance de la tragédie que nous étions alors en train de vivre"

Anouilh, 1944

  Le mythe d'Antigone, tout le monde le connaît plus ou moins, mais ça ne fait jamais de mal de le rappeler : Antigone et Ismène sont les filles survivantes d'OEdipe, et leurs frères Eteocle et Polynice sont morts en se battant pour le royaume, qui maintenant a échu à Créon, leur oncle (dont le fils Hémon est le fiancé d'Antigone). Dans l'affaire, Eteocle est le héros, Polynice le révolutionnaire. Afin de donner une leçon à ceux qui auraient l'âme à l'insurrection, Créon ordonne que le corps de Polynice soit laissé sans sépulture, à pourrir dehors à la merci des charognards ; pire, dans la tradition antique, les âmes de ceux qui sont laissés sans sépultures sont condamnées à errer pour toujours dans les Limbes, sans trouver le repos. La petite Antigone ne peut le supporter et part enterrer le corps de son frère, alors qu'un tel acte est puni de mort...

  Dans l'Antigone de Sophocle, l'opposition entre Antigone est Créon porte sur une dichotomie des plus anciennes : l'ordre de la famille contre l'ordre de la loi. Antigone se fait le porte-parole de la loi intérieure, celle du sang, qui lui interdit de laisser le corps de son frère sans sépulture. Créon le roi, lui, est la voix de la loi établie par la société. Bref, la loi du collectif contre la loi de l'individuel, la cité contre la famille.

  Dans celle d'Anouilh, on peut retrouver cette opposition, mais l'opposition fondamentale entre Antigone et Créon (leur joute verbale occupe à peu près les 2/3 de la pièce) porte sur la liberté et le bonheur. Créon ne désire pas laisser pourrir le corps de Polynice, et il ne désire pas tuer Antigone, mais il va être obligé de le faire, car il est roi et qu'il doit donner l'exemple, et que s'il se montre faible, la foule risque de l'avaler. Quand on lui a demandé s'il voulait être roi, il a dit "oui", et depuis ce "oui", il doit dire "oui" à tout. Antigone, elle, est la puissance de la négation incarnée : elle a le droit de dire non, même si elle le paiera de sa vie. Dans le contexte de la France de Vichy avec tous les dirigeants et les fonctionnaires qui ne s'estimaient en rien responsables de la déportation dans les camps de la mort (c'est toujours la faute du supérieur), un tel acte est à la fois un acte de liberté et un suicide.
  Antigone oppose également aux petits bonheurs rares de la vie que lui décrit Créon, le bonheur intense de l'instant vécu, passionné. Elle préfère mourir jeune avec le souvenir d'un amour fort auprès de son fiancé, et en agissant en fonction de ses idéaux, plutôt que de se laisser corrompre par l'âge et de petit à petit devenir résignée sur des sujets de plus en plus variés. Elle préfère son enfant imaginaire avec Hémon à celui qu'elle pourrait avoir "en vrai" ; d'une certaine manière, cet enfant imaginaire est bien plus réel, car les lois de la cité sont tellement absurdes qu'une fois qu'on devient adulte, on ne vit plus réellement. En ce sens, Antigone est la figure du suicide, de l'impossibilité pour l'homme moral de vivre - l'échec de la morale et des valeurs humaines face à l'instinct des bêtes, que les lois reproduisent dans la société.

"C'est reposant, la tragédie, parce qu'on sait qu'il n'y a plus d'espoir, le sale espoir"

"Moi, je peux dire 'non' encore à tout ce que je n'aime pas et je suis seul juge"

"Je le comprends, maintenant, Antigone était faite pour être morte. Elle-même ne le savait peut-être pas, mais Polynice n'était qu'un prétexte. Quand elle a dû y renoncer, elle a trouvé autre chose tout de suite. Ce qui importait pour elle, c'était de refuser et de mourir"

  Cette pièce est magnifique, vous pouvez la commander sur le site de la Fnac pour 1€, et vous la trouverez au même prix dans toutes les petites librairies d'occasion. Elle se lit très rapidement, en une heure, et ceux qui sont agacés par le système de la tragédie en cinq actes avec des rebondissements et l'espoir que les personnages survivent ne trouveront pas de tel schéma ici, le Prologue le dit d'ailleurs dès le début :

"Elle s'appelle Antigone et il va falloir qu'elle joue son rôle jusqu'au bout...Et, depuis que ce rideau s'est levé, elle sent qu'elle s'éloigne à une vitesse vertigineuse de sa sœur Ismène, qui bavarde et rit avec un jeune homme, de nous tous, qui sommes là bien tranquilles à la regarder, de nous qui n'avons pas à mourir ce soir."

19 commentaires:

  1. Je confirme, cette pièce est magnifique. J'aime particulièrement la scène entre Isème et Antigone, quand elle lui dit "Quand j'étais petite, j'étais si malheureuse, tu te souviens ?".
    Antigone est le symbole de la rébellion et de la justice. Ce qui est beau aussi, c'est qu'on sait qu'au fond, Créon aime Antigone et fait tout pour la dissuader, mais il est roi et il doit agir en tant que tel.
    La mythologie grecque, c'est vraiment mon violon d'Ingres ! :3

    "C'est bon pour les hommes de croire aux idées et de mourir pour elles."

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    1. Toutes les scènes sont magnifiques de toute manière dans cette pièce, c'est horrible, j'étais partagée entre l'envie de citer tout le bouquin et de faire un article concis pour que les gens aient envie de le lire >.< ! J'ai plié à peu près toutes les pages pour marquer des endroits que j'aimais particulièrement, c'est à la fois génial et désespérant quand ça me fait ça dans une lecture...
      Et la citation à la fin de ton article est tellement mordante d'ironie... ahh, ça me donne envie de me replonger dedans, tiens !

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    2. Ne m'en parle pas... Tu verrais le nombre de pages cornées dans tous mes livres dès qu'un passage me plaît... Dans Antigone, impossible de choisir, tout est beau à citer !
      Ça m'a donné envie de le relire... J'ai tellement de livres à lire, ça me désespère ! (J'étais d'ailleurs censée arrêter d'en acheter...)

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    3. Ca tombe bien, les livres à relire sont des livres déjà achetés ;D
      C'est dommage que tu n'aies pas joué dans une représentation d'Antigone, toi qui as fait du théâtre et qui aimes tellement cette pièce !

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    4. Haha, SI, justement, j'ai joué l'Antigone d'Anouilh. Ce n'était pas en représentation finale mais une pièce au cours de l'année, la fameuse scène du "Quand j'étais petite, j'étais si malheureuse, tu te souviens ?". C'est sans doute l'une des raisons pour laquelle cette scène est une de mes préférées...
      Je crois que c'était l'une des scènes les plus difficiles que j'ai eu à jouer... Il faut garder la détermination d'Antigone à défier Créon et enterrer son frère, mais elle a aussi envie de vivre... Très très dur...

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    5. Hoho, tu as vraiment joué des rôles très intéressants alors, quelle comédienne accomplie ! ;)

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  2. Ton article est top ! J'avais adoré cette pièce en plus ;) C'est ce que j'aime vraiment avec toi, c'est qu'à chaque fois que tu nous fais un article sur une de tes lectures, tu vas au fond des choses ^^. C'est super intéressant. J'ai envie de relire cette pièce du coup :D En tout cas tu le trouveras toujours attentive à ce genre d'article surtout si tu parles de pièce avec un sujet antique *_*.

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    1. Merci, c'est super gentil *_* j'aime bien essayer de faire pénétrer mes lecteurs à l'intérieur d'une oeuvre pour qu'elle referme ses griffes sur eux et qu'ils ne puissent faire autrement que de la lire si ce n'est pas déjà fait :p je ne sais pas si ça marche à chaque fois, mais si là oui, c'est très bon signe =D !
      Bonne relecture ;)

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  3. Je confirme ton article est passionnant :D J'avais beaucoup aimé la version de Sophocle (j'ai envie de la relire maintenant c'est malin), mais je ne m'étais pas penchée sur la réécriture parce que je n'en voyais pas l'intérêt, maintenant si alors je vais me le procurer au plus vite.

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    1. Merci encore, ça fait très plaisir n_n ! Héhé, bonne relecture de Sophocle alors, et lecture d'Anouilh peut-être dans la foulée... ? ;)

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  4. Tu enchaînes les articles passionnants, c'est incroyable. Le mythe d'Antigone est tellement génial (et quand on fait de la philo comme moi, l'opposition loi de la cité/liberté individuelle, forcément ça me parle) mais si je connais l'Antigone de Sophocle, je ne me suis jamais penchée sur la réécriture d'Anouilh que j'ai pourtant sûrement quelque part dans ma bibliothèque et qui est un auteur que j'adore depuis "Le voyageur sans bagage". Bref, je vais le lire et c'est ta faute ! Tu peux être fière. :P

    Plus sérieusement, j'adore tout ce qui est réécriture et les mythes antiques s'y prêtent si bien. C.S Lewis a fait ça avec le mythe de Psyché et Cupidon, c'est juste super. Souvent, les mythes antiques prennent la forme d'un dilemme, d'une opposition unilatérale et fermée (sans sortie de secours : c'est tout ou rien, le propre de la tragédie) et les réécritures modernes rendent souvent les conflits plus complexes, moins manichéens et ça, c'est toujours plus riche et passionnant à lire. :)

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    1. C'est trop gentil >.< pourtant je ne fais vraiment pas un travail de recherche à fond comme toi, parfois quand je lis tes articles je me dis "Mais bon sang, combien d'heures elle y a consacré ?!" avec les images, les analyses, les liens vers des sites où on peut acheter le livre / DVD, etc... en tout cas, je note Le voyageur sans bagages =) j'ai lu très peu d'Anouilh jusqu'ici et ce sera l'occasion de mieux le découvrir.

      Je suis tout à fait d'accord avec toi pour ce que tu dis des réécritures modernes des mythes antiques, surtout les réécritures du XXe (j'aime tellement Les mouches de Sartre, et l'Electre de Giraudoux, tous les deux sur le mythe d'Electre...) : les personnages sont beaucoup plus humains, moins ambigus, ils ressemblent moins à des statues de marbre inébranlables... et c'est tout à fait le cas dans cette pièce avec un Créon qui est complètement malade de condamner Antigone à mort.

      Tu avais déjà parlé de la réécriture de C.S. Lewis du mythe de Cupidon sur ton blog il me semble ^_^ , j'ai gardé ça soigneusement gravé dans un coin de ma tête (le mythe de Cupidon et de Psyché est l'un de mes préférés).

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  5. Tu donnes toujours un avis personnel et intelligent, Les "recherches", c'est un petit plus. C'est vrai que je passe beaucoup de temps à farfouiller sur Tumblr pour trouver rien que les photos de mes billets mais j'adore ça. xD Et en fait, je commence par là. Ça m'inspire après ^^ Après chaque article me prend entre 2h à une aprem selon mes coups de coeur.

    Je n'ai pas aimé "Les mouches" (je n'aime pas Sartre, il faut dire, ça n'aide pas) et je n'ai aps encore lu "Electre" de Giraudoux mais ça me tente beaucoup plus ! "Le voyageur sans bagage", tu vas voir, c'est sublime. C'est l'histoire d'un homme qui retrouve la mémoire après des années d'amnésie, une vraie quête d'identité.

    Oui, j'ai chroniqué "un visage pour l'éternité/Tant que nous n'aurons pas de visage de C.S Lewis et, je crois que j'en parle à chaque fois que je le peux. xD SI tu aimes tant le mythe de Psyché (j'ai vu ça dans ton "wall of stuff" ^^), tu vas vraiment apprécié ta lecture. Je ne suis pas très objective, j'adore C.S Lewis mais vraiment, il a fait un très beau boulot de réécriture.

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    1. Ahhh Tumblr, un lieu de dépravation où je n'ai encore jamais mis les pieds... j'ai peur que ma vie sociale s'effondre si j'en franchis le seuil xD, du coup j'évite. De 2h à une aprem, eh bien ! C'est beaucoup >< mes plus gros articles me prennent 3h (pour les expos, en général u__u parce que j'ai envie d'incorporer plein de tableaux à mon compte-rendu et qu'évidemment je ne peux pas mettre les images et laisser le lecteur lambda qui n'a pas vu l'expo se démerder pour trouver des pistes d'analyse XD mais bon c'est cool aussi de partager ses impressions, là je rechigne car il y a justement une expo dont je dois faire un compte-rendu depuis deux semaines et... le courage me manque !).

      Le style de Sartre, ça passe ou ça casse ! Tu me diras ce que tu as pensé de la version de Giraudoux, et pour ma part je lirai Le voyageur sans bagages, ça a l'air bien :p (et Un visage pour l'éternité aussi !)

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  6. J'adore cette pièce ! Je peux la relire sans me lasser. :)
    Chronique très intéressante, je n'avais pas pensé au côté résistance/collaboration.

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  7. Je trouve ton analyse à la fois très belle et très juste. J'ai lu la pièce il y a quelque temps, je me souviens l'avoir beaucoup appréciée et tu me donnes envie de la relire. Par contre, je n'ai pas aimé l'Électre de Giraudoux — le théâtre de l'absurde et moi ... Il n'y a guère que Jarry qui a su véritablement me plaire :). Et peut-être Jean Genêt, avec Les Bonnes. Le fait de les avoir lues pour les cours n'a sûrement pas aidé.
    Je découvre ton blog avec plaisir, et je vais me plonger dans tes autres articles !

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    1. Merci pour ces compliments et bienvenue sur ce blog, j'espère que ton tour ici t'aura plu =)
      Je connais peu Jarry, encore moins Genêt, mais tu me donnes envie d'y remédier ! Ahh, on sait tous à quel point être obligé de lire un livre peut en dégoûter...

      PS : j'ai repéré plusieurs fois ton blog dans les favoris de Matilda et de Jamestine (le titre m'a toujours intriguée, je le trouve rigolo xD), je n'ai pas encore eu le temps de me promener dans tes articles mais la visite est prévue =D !

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    2. J'ai lu Ubu Roi en Première, pour mon bac de français. Puis je l'ai relu en prépa :). Jarry était un doux dingue — en témoigne le fameux passage des Faux-Monnayeurs de Gide, roman que je t'invite à lire si ce n'est déjà fait ! —, mais un dingue amusant et en même temps étonnamment sérieux dans ses propos.
      Effectivement ! Lire des romans pour les cours a plus tendance à nous en dégoûter qu'à nous les faire aimer, quoique ... Ça dépend des livres, encore et toujours, et de l'âge ;).

      PS : Le titre de mon blog est une expression qu'utilise mon père. Je cherchais quelque chose qui évoque le "fourre-tout", puis voilà ! Merci ;).

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«Il faut tout dire. La première des libertés est la liberté de tout dire»
Maurice Blanchot

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